N° 149 L’Union européenne : un grand corps malade ?

À quatre semaines du Brexit, comment ne pas se poser cette question.

Pour la première fois de son existence, l’Union européenne rapetisse. Pourquoi l’idéal européen n’est-il plus communément partagé ? Dans un entretien avec un journaliste de l’hebdomadaire Télérama,  le géopoliticien bulgare, Ivan KRASTEV, répond en partie à cette question.

Pour être fidèle à l’objet de ses statuts, l’Institut de coopération avec l’Europe Orientale, qui œuvre depuis trente ans pour que les Européens de l’Ouest et de l’Est apprennent à se connaître pour pouvoir se comprendre, se doit de  relayer l’analyse d’Ivan KRASTEV.

Article de   Olivier PASCAL-MOUSSELLARD,    publié le 9 décembre 2019

Dans “Le Moment illibéral”, le géopoliticien bulgare Ivan KRASTEV montre comment l’Ouest, vu comme un modèle à imiter après la chute du Mur de Berlin, ne fait plus rêver. Aujourd’hui, le monde se redessine à l’aveugle. Et dans l’instabilité permanente.

«Cela reste une loi inéluctable de l’Histoire: elle défend précisément aux contemporains de reconnaître dès leurs premiers commencements les grands mouvements qui déterminent leur époque», écrivait Stefan ZWEIG dans Le Monde d’hier. Sur le moment, la chute du mur de Berlin, il y a tout juste trente ans, n’a pas révélé à ceux qui l’ont vécue son entière vérité. L’historien néoconservateur Francis FUKUYAMA a bien proposé une théorie générale du monde à venir, marqué par la victoire par K.-O. de la démocratie libérale sur le communisme, l’extension sur tous les continents d’un mode de vie « global » et la fin de l’Histoire. Mais il suffit d’ouvrir les yeux pour voir que les choses ne se sont pas exactement déroulées comme il l’annonçait… Que s’est-il passé au juste ? Où le train a-t-il déraillé ? Dans un livre lumineux, Le Moment illibéral (coécrit avec Stephen HOLMES), le brillant géopoliticien bulgare Ivan KRASTEV, président du Centre for Liberal Strategies à Sofia, dresse un tableau de la période qui s’étend de la fin de la guerre froide jusqu’à nous. Une période pleine de soubresauts, portée par un moteur puissant, mais ô combien défaillant : l’« imitation». Rencontre.

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Comment le libéralisme a-t-il fini par être la victime de sa « victoire » ?

Issu de la chute du Mur de Berlin, l’« âge de l’imitation » a été marqué par la contrainte faite au reste du monde de copier le système occidental.

En Chine, en Russie, en Europe de l’Est, et jusqu’aux États-Unis, un ressentiment vis à vis de cette injonction entraîne un retour à la souveraineté nationale et envenime les relations internationales. L’Occident doit accepter de passer de modèle à partenaire pour maintenir la paix mondiale.

Hier, l’avenir était meilleur. À la fin de la guerre froide, la démocratie libérale et capitaliste de type occidental semblait le seul idéal viable vers lequel tendre pour les pays sortant du communisme  : la chute du Mur annonçait l’aube d’une «  ère de l’imitation  » et les espoirs de voir la démocratie se propager à l’ensemble de la planète étaient grands.

Aujourd’hui, chez les imitateurs, ce phénomène connaît un retour de bâton  : perçu comme un néocolonialisme, il a fait naître un ressentiment à l’origine du repli illibéral à l’œuvre en Chine, en Russie et en Europe de l’Est. L’absence de choix crédible hors de la démocratie libérale a déchaîné une contre-révolution.

Ivan KRASTEV et Stephen HOLMES mettent au jour les ressorts de ce mouvement de bascule et nous permettent de comprendre les paradoxes de l’après-1989. Pourquoi, à l’Est comme à l’Ouest, certains ont-ils pu céder à l’illusion d’une fin de l’histoire  ? Pourquoi notre monde est-il désormais gagné par la marée montante si menaçante de l’«  anarchie  » illibérale et antidémocratique  ?

Ivan KRASTEV, un des penseurs actuels les plus écoutés, est notamment l’auteur du Destin de l’Europe (Premier Parallèle, 2017), traduit dans 17 langues. Actuellement président du Centre for Liberal Strategies à Sofia (Bulgarie), il a occupé la prestigieuse chaire Kissinger à la Bibliothèque du Congrès à Washington.

Stephen HOLMES est professeur de droit à la New York University. Ses recherches portent sur l’histoire du libéralisme européen et les échecs de la libéralisation dans les pays postcommunistes. Il est l’auteur de Benjamin Constant et la genèse du libéralisme moderne (PUF, 1994).

Traduit de l’anglais par Johan Frederik HEL GUEDJ

[Le 3 janvier 2020, 20 H20, N. D., Balcik] :  Pauvre Bulgarie, pauvres Bulgares !