N° 003 États-Unis: quand la sociologie est au service de l’idéologie

Article d’Eugénie BASTIÉ, Le Figaro, le 07/10/2018

La publication par une revue respectée d’un canular n’a rien d’une anecdote : elle porte la marque d’une tendance de fond : le dévoiement des sciences humaines à des vues strictement idéologiques.

«Réactions humaines à la culture du viol et performativité queer au sein des parcs à chiens de Portland, Oregon»: voilà le titre ubuesque d’une étude publiée par la revue scientifique américaine Gender, Place and Culture qui l’a classée parmi ses douze meilleures publications dans le domaine féministe. Problème: l’étude était complètement, inventée de bout en bout par une journaliste, Helen PLUCKROSE, et deux universitaires, James A. LINDSAY et Peter BOGHOSSIAN . Les trois compères ont monté un canular géant: ils ont réussi à faire accepter sept articles complètement bidon portant sur la race, le genre ou la sexualité par des revues extrêmement sérieuses.

«L’homo-hystérie masculine et la transphobie à travers l’usage de sex-toys pénétratifs» a ainsi été qualifié de «contribution incroyablement riche et excitante» par la revue Sexuality and Culture. Un autre article, retoqué mais qui a reçu de chaleureux encouragements de la part d’experts du jury, contenait des extraits de Mein Kampf où le mot «Juifs» avait été remplacé par «Blancs».

Ce n’est pas la première fois que ce genre de canular a lieu dans la science. En 1996, le physicien Alan SOKAL avait fait publier dans la revue Social Text, revue d’études culturelle postmoderne, un article absurde sur la physique quantique. En France, en 2015, c’est le sociologue Michel MAFFESOLI qui s’était fait piéger en laissant publier dans sa revue Sociétés un article farfelu, «Automobilités postmodernes: quand l’Autolib’ fait sensation à Paris».

Mais ici l’affaire est plus grave. Davantage qu’un simple manque de rigueur scientifique, c’est un dévoiement des sciences humaines à des vues strictement idéologiques qui est en jeu. Comme James LINDSAY l’a expliqué, «une culture émerge dans laquelle seules certaines conclusions sont autorisées: comme celles qui désignent systématiquement la blancheur de peau ou la masculinité comme la cause du problème». Un avis que partage le professeur Yascha MOUNK. Il a salué l’initiative de ces universitaires qui «avaient pour objectif de montrer que l’idéologie règne en maître dans ce qu’ils appellent les “études de doléances” (grievance studies): des espaces académiques organisés autour de groupes de victimes et souvent davantage motivés par un agenda politique que par une recherche sérieuse de la vérité».

«Je ne suis pas surpris, mais attristé, cela montre l’état de délabrement d’une partie des studies, provoqué par une approche ultraconstructiviste de la discipline», estime l’universitaire français Gérald BRONNER, auteur du Danger sociologique (PUF), essai coup de poing où il dénonçait la dérive idéologique d’une partie des sciences sociales. Il estime que le cas est plus grave que l’affaire SOKAL, car les revues concernées, loin d’être confidentielles, sont visibles et reconnues dans leur discipline.

La revue Gender, Place and Culture, qui a publié l’étude citée ci-dessus, est classée «Q1», c’est-à-dire dans le premier quantile de son champ de spécialité.

«Ces articles complètement délirants ont été acceptés parce qu’ils venaient justifier des orientations idéologiques. Une partie de la discipline est en négociation avec le réel: elle choisit le Bien au détriment du Vrai», analyse Gérald BRONNER. Cette dérive a des sources anciennes: dès le début de la création de la discipline, une frange de la sociologie a voulu en faire une discipline autonome en expliquant les faits sociaux par d’autres faits sociaux. Cette idée que «tout est construit», que tout fait culturel est une construction organisée en vue de discriminer, ruine la possibilité d’une vérité universelle. «Cela aboutit à une dissolution de l’approche scientifique», se désole BRONNER. Ce dernier appelle «sociologie compassionnelle» cette approche victimaire des sciences sociales où prévaut l’idée que la vie est un combat entre bons et méchants, dominants et dominés. La notion d’ «intersectionnalité» est au cœur de ce nouveau paradigme: il s’agit de croiser les discriminations (de genre, de race et de classe) qui convergent vers la dénonciation du mâle blanc occidental.

Au moment où elles sont de plus en plus contestées aux États-Unis, jusque par certains représentants de la gauche intellectuelle elle-même (il faut noter le livre de Mark LILLA récemment traduit en français sous le titre La Gauche identitaire, mais aussi The Coddling of the American Mind de Greg LUKIANOFF et Jonathan HAIDT, qui critique la culture victimaire régnant sur les campus), les cultural studies gagnent dans les universités françaises.

Comme si la France prenait en retard le train des erreurs américaines.