


Pologne, juin 1989 (premières élections libres), Hongrie, août (ouverture des frontières), RDA, 9 novembre (chute du Mur de Berlin), en quelques mois le système communiste soviétique a partout été promptement poussé sur le reculoir, à deux notables exceptions près, l’Albanie communiste prochinoise et la Roumanie.
Le 15 décembre, des dizaines de manifestants se sont rassemblés aux abords de l’ambassade de Roumanie à Moscou, à Budapest et à Berlin, pour réclamer la démission du président Nicolae CEAUSESCU. Paradoxe : c’était dans le pays du bloc soviétique dont les liens avec Moscou étaient le plus distendus, et ce depuis de nombreuses années, que le système communiste semblait le mieux résister au changement. Mi-décembre personne n’osait encore croire que le régime du conducator n’avait plus que quelques jours d’existence.
On sait aujourd’hui que Mikhaïl GORBATCHEV souhaitait le départ de CEAUSESCU, de là à voir la main de Moscou dans son exécution tragique, il n’y a qu’un pas, que de nombreux observateurs n’ont pas hésité à franchir.
Mais, pour l’historien Traian SANDU, enseignant à la Sorbonne, contrairement à la légende qui s’est répandue en Roumanie le lendemain de la révolution, les soviétiques n’ont pas eu besoin d’intervenir.
En effet, sentant la fin inéluctable du régime qu’ils avaient tant servi, de hauts gradés de l’armée et de la Securitate ont tout simplement précipité les évènements, avec la complicité d’anciens responsables du parti communiste, pressés de préparer leur reconversion politique.
La révolution a-t-elle été manipulée ? C’est la question à laquelle le procès de Ion ILLIESCU pourrait enfin apporter une réponse.

22 décembre 1989, Bucarest, pour CEAUCESCU c’est la fin !
22 décembre 2019, pour les Roumains rien n’est fini !

Marie VERDIER
Le « conducator » Nicolae CEAUSESCU a été arrêté le 22 décembre 1989 puis exécuté trois jours plus tard, lors d’une révolution qui conserve des zones d’ombre.
Trente ans après, l’ancien président Ion ILIESCU, instigateur de cette révolution, est jugé pour crimes contre l’humanité : l’occasion de faire la lumière sur ce passé.
« La justice est notre dernière chance d’interroger le passé. » Le politologue Ioan STANOMIR, de l’université de Bucarest, espère beaucoup du procès de la révolution roumaine et d’Ion ILIESCU, jugé depuis le 29 novembre pour crimes contre l’humanité dans son pays. Âgé de 89 ans, l’ancien président (du 22 décembre 1989 à 1996 puis de 2000 à 2004) doit répondre devant la Haute Cour de cassation et de justice de Bucarest de 862 personnes tuées et de 2 150 autres blessées entre le 22 et le 31 décembre 1989.
La tenue de ce procès coïncide avec les trente ans de la chute du communisme roumain. Pour cet anniversaire, une séance solennelle s’est tenue au Parlement, lundi 16 décembre, en présence du président récemment réélu Klaus IOHANNIS, de la princesse Margareta, gardienne de la Couronne, et des représentants religieux. La veille, sous l’œil parfois indifférent des passants, quelques centaines de personnes avaient déambulé, torche à la main, dans les rues de Timisoara, où l’insurrection du 16 décembre avait donné le coup d’envoi à la révolution.
Des célébrations a minima, pour que « la jeune génération n’oublie jamais », alors même que le musée de la dictature, décidé en 2006 – année où le Parlement condamna officiellement les crimes du communisme, n’a jamais vu le jour…
Les Roumains sont peu enclins à se pencher sur ce passé, sur leur révolution sanglante assortie d’un coup d’État, loin de la « révolution de velours » qui, ailleurs, a ouvert le rideau de fer. Car si les premières victimes de cette révolution sont tombées sous les balles tirées sur ordre de CEAUSESCU, la plupart sont en effet postérieures à la destitution du tyran. Qui a alors ouvert le feu sur les manifestants ? Comme l’a fait valoir le procureur général Augustin LAZAR au printemps 2019, lors de l’inculpation d’Ion ILIESCU, l’enquête avait consisté à « y voir clair dans les dossiers historiques de la Roumanie ». Ion ILIESCU, à la fois « gorbatchevien » et ancien proche de Nicolae CEAUSESCU, est accusé d’avoir créé de toutes pièces une organisation pour prendre le pouvoir, puis d’avoir mené une opération de désinformation d’envergure alimentant une « psychose générale du terrorisme » provoquant des tirs mortels « sur fond d’ordres militaires contradictoires ». « Il y a eu une révolte populaire, mais Iliescu a eu le soutien des services secrets de l’armée russe, le GRU, explique l’historien Matei CAZACU. Après le 22 décembre, des “terroristes” sont soudain apparus et ont tiré sur les foules ». Le rôle d’Iliescu, alors aux commandes, n’a cessé de diviser. « Nous disposons de nombreux témoignages historiques, mais aussi de multiples” vérités” exprimées par les personnes impliquées et encore des zones grises. Le temps qui passe érode la possibilité de découvrir la vérité, mais aussi l’intérêt du public », déplore le politologue George JIGLAU.
« Beaucoup d’archives ont opportunément disparu. Reste-t-il des traces historiques de ce qui s’est passé ? » L’historienne Luciana JINGA, de l’Institut d’étude des crimes du communisme et de la mémoire de l’exil roumain (IICCMER), ne cache pas son inquiétude. La société roumaine, elle, demeure ambivalente sur le sujet. Selon des sondages menés par l’IICCMER en 2010 et 2011, 49 % des Roumains considéraient comme « peu ou pas important » l’accès aux dossiers de la Securitate (la police politique), contre 40 % qui le jugeaient « important ou très important ». La moitié des sondés pensaient qu’il y avait eu de la répression dans la Roumanie totalitaire de CEAUSESCU, mais 22 % ne le pensaient pas, et 29 % ne se prononçaient pas. La révolution elle-même est restée « taboue », estime l’historienne.
« La Roumanie est un pays qui n’a pas de mémoire », souligne un diplomate. « Les Roumains n’aiment pas leur histoire, qui nourrit un discours de victimisation, ajoute Matei CAZACU. La Roumanie a toujours été sur la route des invasions au fil des siècles. La révolution, c’est une nouvelle image ternie de la Roumanie. » Luciana JINGA veut pourtant croire qu’avec autour de 3 500 témoins appelés à la barre au procès, les choses vont bouger.